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Pierre philosophale
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26 avril 2007

L'entretien entre Michel Onfray et Nicolas Sarkozy

Dans son blog, Michel Onfray revient sur l'entretien qu'il a eu avec Nicolas Sarkozy, au ministère de l'intérieur, le 20 février, entretien organisé par la revue Philosophie Magazine :

La revue Philosophie magazine m’a demandé si, sur le principe, j’acceptais de rencontrer l’un des candidats à la présidentielles pour le questionner sur son programme culturel, son rapport aux choses de l’esprit ou sa relation à la philosophie. Dans la foulée de mon consentement, la rédaction m’a rappelé en me demandant si j’avais une objection contre Nicolas Sarkozy. Pas plus avec lui qu’avec un autre, j’aurais même consenti à Jean-Marie Le Pen tant l’approche de l’un de ces animaux politiques m’intéressait comme on visite un zoo ou un musée des horreurs dans une faculté de médecine. Ce fut donc Nicolas Sarkozy.
Il me paraît assez probable que son temps passé – donc perdu…- avec Doc Gynéco ou Johnny Hallyday le dispensait de connaître un peu mon travail, même de loin. Je comptais sur la fiche des renseignements généraux et les notes de collaborateurs. De fait, les porte plumes avaient fait au plus rapide : en l’occurrence la copie de mon blog consacrée à son auguste personne. Pour mémoire, son titre était : Les habits de grand- mère Sarkozy – j’y montrais combien le candidat officiel drapait ses poils de loup dans une capeline républicaine bien inédite …
Je me trouvais donc dans l’antichambre du bureau de la fameuse grand mère Sarkozy, place Beauvau, en compagnie de deux compères de la rédaction de la revue et d’un photographe qui n’en revenaient pas de se retrouver dans cette géographie de tous les coups fourrés de la République. Epicentre de la stratégie et de la tactique politique policière, espace du cynisme en acte, officine du machiavélisme en or d’Etat, et portraits des figures disciplinaires de l’histoire de France représentées en médaillons d’austères sinistres.

Arrivée du Ministre de l’intérieur avec un quart d’heure d’avance, il est 17 heures ce mardi 20 février. Début houleux. Agressivité de sa part. Il tourne dans la cage, regarde, jauge, juge, apprécie la situation. Grand fauve blessé, il a lu mes pages de blog et me toise - bien qu'assis dans un fauteuil près de la cheminée. Il a les jambes croisées, l'une d'entre elles est animée d'un incessant mouvement de nervosité, le pied n'arrête pas de bouger. Il tient un cigare fin et long, étrange module assez féminin. Chemise ouverte, pas de cravate, bijoux en or, bracelet d'adolescent au poignet, cadeau de son fils probablement. Plus il en rajoute dans la nervosité, plus j'exhibe mon calme.
Premier coup de patte, toutes griffes dehors, puis deuxième, troisième, il n'arrête plus, se lâche, agresse, tape, cogne, parle tout seul, débit impossible à contenir ou à canaliser. Une, deux, dix, vingt phrases autistes. Le directeur de cabinet et le porte-plume regardent et écoutent, impassibles. On les imagine capables d'assister à un interrogatoire musclé arborant le même masque, celui des gens de pouvoir qui observent comment on meurt en direct et ne bronchent pas. Le spectacle des combats de gladiateurs.
Je fais une phrase. Elle est pulvérisée, détruite, cassée, interdite, morcelée : encore du cynisme sans élégance, toujours des phrases dont on sent qu'il les souhaiterait plus dangereuses, plus mortelles sans parvenir à trouver le coup fatal. La haine ne trouve pas d'autre chemin que dans cette série d'aveux de blessure. J'avance une autre phrase. Même traitement, flots de verbes, flux de mots, jets d'acides.
Cette colère ne fut stoppée que par l'incidence d'une sonnerie de téléphone portable qui le fit s'éloigner dans la pièce d'à côté. Tout en se déplaçant, il répondait avec une voix douce, tendre, très affectueuse, avec des mots doux destinés très probablement à l'un de ses enfants. Le fauve déchaîné tout seul devenait un félin de salon ronronnant de manière domestique. En l'absence du ministre, je m'ouvre à mes deux comparses en présence des deux siens et leur dit que je ne suis pas venu pour ce genre de happening hystérique et que j'envisage de quitter la place séance tenante...
J'étais venu en adversaire politique, certes, la chose me paraissait entendue, et d'ailleurs plutôt publique, mais ceci n'excluait pas un débat sur le fond que je souhaitais et que j'avais préparé en apportant quatre livres enveloppés dans du papier-cadeau ! Quiconque a lu Marcel Mauss sait qu'un don contraint à un contre don et j'attendais quelque chose d'inédit dans ce potlatch de primitifs postmodernes...
Vaguement liquéfié, et sibyllin, le tandem de l'équipe de « Philosophie magazine », voyant leur scoop s'évaporer dans les vapeurs du bureau, propose, dès le retour du ministre, que nous passions à autre chose et que j'offre mes cadeaux... Je refuse en disant que les conditions ne sont pas réunies pour ce genre de geste et que, dans tous les sens du terme, il ne s'agit plus de se faire de cadeau.
«Passons alors à des questions? A un débat? Essayons d'échanger?», tentent Alexandre Lacroix et Nicolas Truong. Essais, ébauches. En tiers bien à la peine, ils reprennent leurs feuilles et lancent deux ou trois sujets. La vitesse de la violence du ministre est moindre, certes, mais le registre demeure : colère froide en lieu et place de la colère incandescente, mais colère tout de même.
Sur de Gaulle et le gaullisme récent, sur la Nation et la République en vedettes américaines - disons-le comme ça... - de son discours d'investiture, sur la confiscation des grands noms de gauche, sur l'atlantisme ancien du candidat et son incompatibilité avec la doctrine gaullienne, le débat ne prend pas plus. Il m'interpelle : «Quelle est ma légitimité pour poser de pareilles questions? Quels sont mes brevets de gaullisme à moi qui parle de la sorte? Quelle arrogance me permet de croire que Guy Môquet appartient plus à la gauche qu'à la France?» Donc à lui...
Pas d'échanges, mais une machine performante à récuser les questions pour éviter la franche confrontation. Cet homme prend toute opposition de doctrine pour une récusation de sa personne. Je pressens que, de fait, la clé du personnage pourrait bien être dans l'affirmation d'autant plus massive de sa subjectivité qu'elle est fragile, incertaine, à conquérir encore. La force affichée masque mal la faiblesse viscérale et vécue. Aux sommets de la République, autrement dit dans la cage des grands fauves politiques, on ne trouve, semble-t-il, qu'impuissants sur eux-mêmes et qui, pour cette même raison, aspirent à la puissance sur les autres. Je me sens soudain Sénèque assis dans le salon de Néron.
Je crois comprendre qu'il pense que le mal existe comme une entité séparée, claire, métaphysique, objectivable, à la manière d'une tumeur, sans aucune relation avec le social, la société, la politique, les conditions historiques. Je le questionne pour vérifier mon intuition : de fait, il pense que nous naissons bons ou mauvais et que, quoi qu'il arrive, quoi qu'on fasse, tout est déjà réglé par la nature.
A ce moment, je perçois là la métaphysique de droite, la pensée de droite, l'ontologie de droite : l'existence d'idées pures sans relation avec le monde. Le Mal, le Bien, les Bons, les Méchants, et l'on peut ainsi continuer : les Courageux, les Fainéants, les Travailleurs, les Assistés, un genre de théâtre sur lequel chacun joue son rôle, écrit bien en amont par un Destin qui organise tout. Un Destin ou Dieu si l'on veut. Ainsi le Gendarme, le Policier, le Juge, le Soldat, le Militaire et, en face, le Criminel, le Délinquant, le Contrevenant, l'Ennemi. Logique de guerre qui interdit toute paix possible un jour.
J'avance l'idée inverse : on ne naît pas ce que l'on est, on le devient. Il rechigne et refuse. Et les déterminismes biologiques, psychiques, politiques, économiques, historiques, géographiques ? Rien n'y fait. Il affirme : «J'inclinerais pour ma part à penser qu'on naît pédophile, et c'est d'ailleurs un problème que nous ne sachions soigner cette pathologie-là. Il y a 1200 ou 1 300 jeunes qui se suicident en France chaque année, ce n'est pas parce que leurs parents s'en sont mal occupés! Mais parce que génétiquement ils avaient une fragilité, une douleur préalable. Prenez les fumeurs : certains développent un cancer, d'autres non. Les premiers ont une faiblesse physiologique héréditaire. Les circonstances ne font pas tout, la part de l'inné est immense.» « Génétiquement» : une position intellectuelle tellement répandue outre-Atlantique !
La génétique, l'inné, contre le social et l'acquis ! Les vieilles lignes de partage entre l'individu responsable de tout, la société de rien qui caractérise la droite, ou la société coupable de tout, l'individu de rien, qui constituent la scie musicale de la gauche... Laissons de côté la théorie. Je passe à l'exemple pour mieux tâcher de montrer que le tout-génétique est une impasse autant que le tout-social. Face à cet aveu de lieu commun intellectuel, je retrouve naturellement les techniques socratiques du lycée pour interpeller, inquiéter et arrêter l'esprit, capter l'attention de mon interlocuteur qui, de fait, semble réellement désireux d'avancer sur ce sujet.
J'argumente : lui, dont chacun sait l'hétérosexualité - elle fut amplement montrée sur papier couché, sinon couchée sur papier montré... -, a-t-il eu le choix un jour entre son mode de sexualité et un autre ? Se souvient-il du moment où il a essayé l'homosexualité, la pédophilie, la zoophilie, la nécrophilie afin de décider ce qui lui convenait le mieux et d'opter, finalement, et en connaissance de cause, pour l'hétérosexualité ? Non bien sûr. Car la forme prise par sa sexualité est affaire non pas de choix ou de génétique, mais de genèse existentielle. Si nous avions le choix, aucun pédophile ne choisirait de l'être...
L'argument le stoppe. Il me semble qu'à partir de ce moment le candidat, le ministre de l'Intérieur, l'animal politique haut de gamme laisse le pas à l'homme, fragile, inquiet, ostensiblement hâbleur devant les intellectuels, écartant d'un geste qui peut être méprisant le propos qui en appelle aux choses de l'esprit, à la philosophie, mais finalement trop fragile pour s'accorder le luxe d'une introspection ou se mettre à la tâche socratique sans craindre de trouver dans cette boîte noire l'effroyable cadavre de son enfance.
Dans la conversation, il confie qu'il n'a jamais rien entendu d'aussi absurde que la phrase de Socrate : «Connais-toi toi-même». Cet aveu me glace - pour lui. Et pour ce qu'il dit ainsi de lui en affirmant pareille chose. Cet homme tient donc pour vaine, nulle, impossible la connaissance de soi ? Autrement dit, cet aspirant à la conduite des destinées de la nation française croit qu'un savoir sur soi est une entreprise vaine ? Je tremble à l'idée que, de fait, les fragilités psychiques au plus haut sommet de l'Etat puissent gouverner celui qui règne !
Les soixante minutes techniquement consenties s'étaient allongées d'une trentaine d'autres. Les deux rôles en costume qui le flanquaient jouaient le sablier. Je trouvais l'heure venue pour offrir mes cadeaux. Au ministre de l'Intérieur adepte des solutions disciplinaires : « Surveiller et punir » de Michel Foucault ; au catholique qui confesse que, de temps en temps, la messe en famille l'apaise : « l'Antéchrist » de Nietzsche ; pour le meurtre du père, le chef de la horde primitive : « Totem et tabou » de Freud ; pour le libéral qui écrit que l'antilibéralisme c'est «l'autre nom du communisme» (il dit n'avoir pas dit ça, je sors mes notes et précise le livre, la page...) : « Qu'est-ce que la propriété ? » de Proudhon. Comme un enfant un soir de Noël, il déchire avidement. Il ajoute : «J'aime bien les cadeaux.» Puis : «Mais je vais donc être obligé de vous en faire, alors?»... Comme prévu.
Dans l'entrebâillement de la porte de son bureau, la tension est tombée. Qui prend l'initiative de dire que la rencontre se termine mieux qu'elle n'a commencé ? Je ne sais plus. Il commente : «Normal, on est deux bêtes chacun dans son genre, non? Il faut que ça se renifle, des bêtes comme ça...». Je suis sidéré du registre : l'animalité, l'olfaction, l'odorat. Le degré zéro de l'humanité donc. Je le plains plus encore. Je conçois que Socrate le plongerait dans des abîmes dont il ne reviendrait pas... Du moins : dont l'homme politique ne reviendrait pas. Ou, disons-le autrement : dont l'homme politique reviendrait, certes, mais en ayant laissé derrière lui sa défroque politique pour devenir enfin un homme.
Alors que ses cerbères le prennent presque par la manche, il manifeste le désir de continuer cette conversation, pour le plaisir du débat et de l'échange, afin d'aller plus loin. Tout de go, il me propose de l'accompagner, sans journalistes - il fait un mouvement de bras dans la direction des comparses de « Philosophie magazine » comme pour signifier leur congé, dans un geste qui trahit ce qu'il pense probablement de toute la corporation... Je refuse. Une autre fois ? Les deux amis ont leurs deux paires d'yeux qui clignotent comme des loupiotes... Voyons donc pour plus tard... Dernier mot de Nicolas Sarkozy en forme de lapsus, il est en mouvement vers la sortie : «Je suis quand même un drôle de type, non? Je dois convaincre 65 millions de Français, et je vous dis, là, que je voudrais continuer la conversation! Hein? Non? Il n'y a pas autre chose à faire? Quand même...» Soixante-cinq millions, c'est le nombre des Français à convaincre d'amour, pas celui des électeurs à convaincre de voter...
Rendez-vous fut donc pris pour une seconde séance. Elle eut lieu au même endroit le jeudi 1er mars. Nous ne parlons pas de sujets qui fâchent - politique, gaullisme, libéralisme, religion, présidentielles, ministère de l'Intérieur - et commençons de plain-pied avec Sénèque qu'un ami - probablement de qualité... - lui a conseillé de lire au moment de sa traversée du désert après l'aventure du soutien à Edouard Balladur. Sénèque ou l'art de vivre avec, de composer avec les coups du destin, de transformer les échecs (politiques) en succès (existentiels), de rencontrer l'essentiel en face, sans fioritures, sans les emballages mensongers des palais du pouvoir ; Sénèque ou les rendez-vous avec la mort, la douleur, la souffrance, le temps qui passe ; Sénèque et l'amitié ; Sénèque ou l'essentiel après quoi la philosophie morale peut plier bagage pour un long temps ; Sénèque et Néron, aussi. Je suis dans le bureau du ministre de l'Intérieur... Le ministre, le pouvoir, l'ingratitude.
Je sens la douleur de cette période - où, dit-il, il était «redescendu tout en bas» - dans son existence : il n'aime pas les échecs, lui moins qu'un autre. Il affirme faire de la politique pour être aimé. «Comme tout le monde, dit-il, parce que tout le monde a envie d'être aimé.» Etrange d'avoir choisi la politique, un monde en noir et blanc où l'on aime si peu, et où l'on déteste tant, même et surtout avec les protagonistes de son propre camp. En politique, il n'y a que des alliances opportunistes, des amitiés de tactique, des liaisons de stratégie aussi vite conclues que dénoncées.
A l'évidence, quelque chose d'autre se cache derrière ce paravent. Car l'exercice politique haut de gamme, à ces niveaux de dangerosité psychiatrique, a plus à voir avec la quête d'une puissance défaillante qu'avec un besoin d'amour, elle paraît plus en phase avec un manque de soi qu'avec une envie d'exister dans le regard aimant d'autrui. Un freudien verrait probablement dans cette tyrannie de la puissance défaillante - qui architecture une existence tout entière - un écho à la castration, donc la menace d'une ombre du père - du géniteur, père réel, aux modèles politiques, pères symboliques, évidemment.
Belles lumières dans le jardin du ministère. Des immeubles autour, paisibles, calmes, avec vue plongeante sur le carré de pelouse, les arbres et un panier de basket accroché à l'un d'entre eux - un morceau de vie dans un bunker de la nation. Une antenne immense avec des câbles qui arriment l'ensemble au sol : le totem des communications de la police française. La voix des Fouché et de ses comparses d'aujourd'hui partant codée, cryptée, porter la bonne nouvelle policière dans tout le pays.
Beaux produits, bonne cuisine sur la table du petit déjeuner. Service impeccable. Oeufs au plat, jus d'orange, café, pain grillé, confitures... Non loin, en face du bureau, une table avec la presse du jour et les quotidiens. Derrière le fauteuil du ministre, une horloge à affichage numérique (la même tuait le temps avant le changement de millénaire sur la façade de Beaubourg pendant des mois...) décompte compulsivement les heures, les minutes, les secondes qui (nous) séparent des élections... Le ministre, le pouvoir, l'angoisse.
Le sablier postmoderne en instrument de Vanité, voilà probablement un indice sur l'âme de l'homme qui court après le temps, que le présent n'intéresse qu'en regard du futur, de l'avenir, de demain. Incapable de jouir de l'instant, il semble toujours le sacrifier pour un temps à venir. Il confie que, depuis toujours, ce qui l'intéresse c'est l'étape suivante : «Quand j'étais jeune militant, au fond de la salle, je voulais être devant. Quand j'étais devant, je voulais être sur la scène. Quand j'étais sur la scène, je voulais être à la tribune. Quand je me suis trouvé à la tribune, j'ai eu envie de plus, de mieux, de la marche d'après. Je suis fait comme ça...» Le ministre, le pouvoir, la solitude.
Je me prends à penser : mais que peut désirer ensuite cet homme s'il est élu président de la République, sinon sa réélection ? Et après une éventuelle réélection ? Dès lors la République, la Nation, l'Etat, le bien public, l'intérêt général, la France, le drapeau, et autres personnages fantoches de la pièce de théâtre qui se joue nationalement, tout cela compte pour bien peu, sinon rien.
Il avoue ne pas aimer attendre, être pressé, il apprécie les passions fortes, les sensations et les émotions denses, il veut mille vies dans une, la sienne. Je comprends cette façon de voir les choses, car je suis dans le même état d'esprit. Mais lui dans l'inquiétude dispersée, moi dans la quiétude concentrée. Lui, intranquille éparpillé dans les fragments, moi tranquille dans le grand tout. Lui nerveux sans cesse, moi serein tout le temps. Lui n'aimant pas l'introspection, la philosophie, Socrate, moi ayant construit ma vie sur cette discipline, et avec elle, comme une ascèse, depuis des années, puis acquis mon équilibre de haute lutte tant mon départ dans la vie fut contemporain de cauchemars qui rendaient très improbable une vie heureuse.
Sentant probablement mon accord avec lui sur la jubilation dans l'exercice de ces vitesses existentielles, il me demande : «Vous êtes comme ça, vous aussi, non?» J'acquiesce. Il ajoute : «Je m'en doutais. J'ai le regret de vous dire qu'on pourrait partir en vacances ensemble!»
Je m'arrête sur cette idée étonnante : partir en vacances avec Nicolas Sarkozy ! Un instant, je me suis vu dans un décor de rêve, un endroit méditerranéen, mer et soleil, ciel insolemment bleu et chaleur estivale, certes, mais avec un entourage cauchemardesque : sur la terrasse matutinale, André Glucksmann reprend de la confiture, Pascal Bruckner lui demande le pot, Doc Gynéco se verse du café, Christine Angot attend son tour pour le pain grillé, Alain Minc demande du Nutella, Johnny Hallyday a la bouche pâteuse, et l'on attend le passage de BHL qui rentre du Darfour et repart à Marrakech... Je sens que cette idée de vacances est un piège, non qu'il me le tende à dessein - du moins je ne le crois pas, je l'imagine sincère à cet instant... - mais parce que cet entretien, si « Philosophie magazine » conserve ce moment-là, ne sera probablement vu et lu que par le prisme de cette invite en forme de boutade.
Je me réveille un peu, n'étant guère du matin. Le rêve des vacances devenu cauchemar m'a sorti du brouillard... Dehors les bruits de la ville, l'activité du monde, la rumeur de Paris. Le petit déjeuner se poursuit dans le calme. Fini la nervosité et l'agressivité des premiers moments de la semaine précédente, fini les gestes qui trahissaient la contrariété, l'agressivité, l'agitation. Dans ce bureau du ministre de l'Intérieur, dans cet emploi du temps de candidat à la présidentielle, de patron d'une formation politique de droite majoritaire, nous parlons de Cohen et de Rabelais, de Céline et Schopenhauer, de Sénèque et Shakespeare... Inattendu.
Et puis ce moment où tout bascule, où je crois comprendre ce qui fait le grand fauve en politique, ce point commun à tous les gens de pouvoir, droite et gauche confondues, pourvu qu'ils soient dans des partis à même de se trouver effectivement aux affaires : le mépris des lois, l'envie d'occuper un poste, le plus important possible, qui rende possible ce mépris au quotidien, et pour longtemps, car il n'y a au pouvoir que gens sans foi ni loi. Ou du moins pour qui il n'existe qu'une foi et qu'une loi : Soi.
Le ministre de l'Intérieur, celui qui veille au respect de l'ordre, de la Loi, celui qui fait respecter la conformité de l'action publique au contrat républicain et aux règles constitutionnelles en disposant du pouvoir de mettre en branle la force publique, celui qui a les moyens d'activer par la voie disciplinaire et policière la répression de tout ce qui (lui) semble un désordre, cet homme-là, donc, dans son bureau place Beauvau, fait l'éloge de la transgression...
Voici ses propos : «Je pense que l'on se construit en transgressant, qu'on crée en transgressant. Moi-même, j'ai créé mon personnage en transgressant certaines règles de la pensée unique. Je crois en la transgression. Mais ce qui me différencie des libertaires (dont j'avais pris soin de lui dire que c'était ma famille), c'est que pour transgresser il faut qu'il y ait des règles! Il faut qu'il y ait de l'autorité, il faut qu'il y ait des lois. L'intérêt de la règle, de la limite, de la norme, c'est justement qu'elles permettent la transgression. Sans règles, pas de transgression. Donc pas de liberté. Car la liberté, c'est de transgresser.» Sidérant : la saillie mérite une note sur sa fiche aux Renseignements généraux...
J'ai souvent entendu d'anciens gauchistes devenus chrétiens (Philippe Sollers, Jacques Henric, Guy Scarpetta et une partie de la bande d'« Art-Press », dont Catherine Millet) défendre Jean-Paul II d'une main et Sade dans l'autre, célébrer les vertus de l'Eglise catholique, apostolique et romaine en même temps que les bordels, les hôtels de passe, les filles du trottoir, les cérémonies sadomasochistes. Ceux-là communient en Georges Bataille, qui fut, ontologiquement, le paradoxal défenseur de l'ordre répressif afin de pouvoir le transgresser, puis de jouir de cette transgression. Sade, Bataille, Sarkozy, mêmes combats ?
Nous allions vers la fin de notre entretien. J'étais le libertaire qui défend la loi, il était le disciplinaire qui célébrait la transgression ! Le ministre de l'Intérieur ne trouvait aux règles qu'une bonne raison d'exister : la possibilité de les ignorer ; le philosophe nietzschéen parlait pour peu d'interdits, mais pour des interdits majeurs, fondateurs de communautés qui, sinon, deviennent impossibles. Et le premier n'excluait pas de partir en vacances avec le second - qui, lui, n'envisageait pas la chose... Le monde à l'envers !
L'horloge continuait à tuer le temps qui le sépare du résultat de la consultation nationale. La lumière devenait moins douce, plus pure, le jour se levait, la matinée s'entamait, il était 9 heures passées. Dans l'embrasure de la porte, il me confie le plaisir qu'il a eu à ces conversations. Sans sourciller, le plus sérieusement du monde, il ajoute : «Vous viendrez me voir quand je serai en face»... Nouvelle sidération !
Dix minutes plus tard, sur le trottoir justement en face de l'Elysée, à quelques pas des grilles du ministère, j'attends pour laisser passer probablement sa voiture blindée qui sort. Couleur sombre, verre fumé. Une voiture grise du ministère de l'Intérieur devant, la même derrière. Le cortège glisse, passe, part. Probablement pour le meeting du soir à Bordeaux. Ou pour ailleurs, avant. Dans son bureau, il y a Proudhon et Nietzsche, Foucault et Freud qu'il ne lira probablement pas. Peut-être déjà dans une poubelle, ou offerts, ou je ne sais quoi d'autre - des cadeaux pour la retraite de Chirac...
J'ai de la compassion - de la «tendresse de pitié», écrirait Albert Cohen - pour un être qui se détourne autant de lui-même, qui déteste son enfance, qui rit du projet de Socrate, qui veut toujours être dans un temps qui n'existe pas et qui, pour ce faire, piétine son présent avec la même ardeur qu'il foule son passé lointain ; j'ai de la compassion pour cet individu qui voudrait tellement être aimé et, maladroit, se fait tant détester ; j'ai de la compassion pour cet homme blessé qui croit pouvoir panser ses plaies avec les fétiches de la puissance ; j'ai de la compassion pour cet homme fragile qui surjoue tellement la force ; j'ai de la compassion pour cet homme qui n'échappera pas à lui-même : qu'il soit un jour président de la République, ou qu'il ne le soit pas. L'air était frais, la lumière rasante, le soleil cru, les ombres humides. Je n'aurais pas échangé une seconde de sa vie pour une seconde de la mienne...

Michel Onfray

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voici une pétition pour la déstitution de sarkozy, j'ai signé et je vous invite à signer et à diffuser largement, signez sur www.antisarkozysme.com
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